La façon inoubliable que Jean Grosjean a de nous faire entendre l’Évangéliste compter les poissons de la pêche miraculeuse…

Jean Grosjean (1912-2006) est un poète, commentateur et traducteur de la Bible (mais également du Coran et des tragédiens grecs). Ses “traductions” des Évangiles sont une façon extraordinairement simple de rendre l’époque où «Jésus marchait sous les étoiles”… Jean Grosjean ne parle pas ‘des’ Évangiles en théologien ; il ‘fait parler les évangélistes’, ce qui est très différent. En utilisant la langue familière de pêcheurs qui tirent leurs filets sur la rive du Lac de Tibériade et comptent les poissons…

Dans son “Messie”, publié chez Gallimard en 1974, il y a ce moment que je trouve inoubliable où on entend littéralement Jean compter les poissons à haute voix :

(…) “Le ciel se colorait à ras des flots. Jésus vit glisser la silhouette d’une barque. Quand elle fut à portée de voix et qu’il distingua les rameurs, il leur cria : « Alors les enfants, ça a été, la pêche ? » (…)

Jésus le renvoya tirer le filet avec les autres et s’occupa de ses braises. Le messie avait de la farine dans ses poches, il la délaya sur une pierre creuse et, les mains pleines de pâte, il attrapait au bord du feu des galets brûlants qui lui cuisaient des petites coupoles de pain dans les paumes.

Les pêcheurs arrivaient. Ils tirèrent sur le rivage le filet qu’ils n’avaient pu remonter dans le bateau. « Apportez de vos poissons”, dit le messie et il en faisait griller.

Jean compta les gros poissons du coup de filet : un et deux : trois ; et trois : six ; et quatre : dix ; et cinq : quinze ; et six : vingt et un ; et sept : vingt-huit ; et huit : trente-six ; et neuf : quarante-cinq ; et dix : cinquante-cinq ; et onze : soixante-six ; et douze : soixante-dix-huit ; et treize : quatre-vingt-onze ; et quatorze : cent cinq ; et quinze : cent vingt ; et seize : cent trente-six ; et dix-sept : cent cinquante-trois…”

et le menu fretin fut rejeté à l’eau.

Une brume était montée des flots avec le jour et baignait le monde d’une vapeur rosâtre. Recrus de fatigue, les cinq disciples vinrent s’asseoir autour du feu et le messie leur servait à manger. On le reconnaissait bien et pourtant il avait un drôle d’air, comme s’il était quelqu’un d’autre. Mais personne n’osait lui poser de questions de peur de rompre le charme.

Ce fut la plus belle heure de toute l’histoire humaine. Le temps s’était comme suspendu dans une ambiguïté intime. Le Verbe qui avait ordonné travaillait en silence et les travailleurs qui avaient obéi déjeunaient dans une confiante incertitude”. (…)

Bon, peut-être que je m’émerveille d’un rien… Un autre auteur aurait très bien pu se contenter de dire : “Jean compta les gros poissons. Il y en avait cent cinquante-trois et le menu fretin fut rejeté à l’eau”. C’est un peu ce que dit Luc d’ailleurs : (Luc 5 – 6) : “Ils jetèrent les filets et prirent une grande quantité de poissons, et leurs filets se déchiraient”. L’information est donnée… mais on n’est pas sur la rive du lac de Tibériade avec Jean comptant les poissons à haute voix !
Dans son Évangile, Jean dit d’ailleurs à peu près la même chose : (Jean 21, 1-7a) : “Jésus leur dit : « Les enfants, auriez-vous quelque chose à manger ? » Ils lui répondirent : « Non. » Il leur dit : « Jetez le filet à droite de la barque, et vous trouverez. » Ils jetèrent donc le filet, et cette fois ils n’arrivaient pas à le tirer, tellement il y avait de poissons”.

En 1988, dans un entretien avec Olivier Germain-Thomas, Jean Grosjean évoquait cette langue simple et en donnait la raison :
“Je devais avoir autour de dix-sept ans, on m’a lu des passages d’Isaïe et de Job et je me suis dit: “Tiens, voilà quelqu’un qui parle comme ma grand-mère”. C’était un langage qui portait profondément sur l’expérience, qui éclairait profondément la réalité”…

“L’univers ne se doute guère de cette ambition de l’âme”…

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