Résumé


.
Le résumé court : un rebelle — sans raison de se battre…

*

Bon, je déprimais plutôt ce soir… Mais je me suis rendu compte que finalement je n’avais jamais connu la faim, ni la guerre…
La vieille propriété de mon enfance a été détruite, mais pas par les bombes
J’ai toujours eu une propension étonnante à envisager le Pire
mais jusqu’à ces dernières années – avec Alzheimer qui emporte Maman et ma santé qui se déglingue – il m’avait épargné
Les dragons crachant du feu ne me collaient pas aux fesses comme maintenant
Je n’ai – heureusement – jamais marché sur des cadavres comme mon grand-père
ni vu partir des gens qu’on emmenait dans des trains pour ne jamais plus les voir revenir
Je ne suis pas allé à l’enterrement de mon père l’été dernier
mais parce que je ne pouvais pas laisser ma mère seule
Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs,
je crois qu’il y a toujours eu de la tendresse et de la musique.
Et des anges, et des étoiles, et des Annonciations.
Et des petites souris, et des ânes, et des hérissons, et des lapins, et des poneys au Luco…
Et surtout des fleurs…
(un jardinier qui s’appelait Jacob s’en occupait, avec de vieux arrosoirs
et j’entends encore le bruit de son râteau dans les graviers le matin dans notre vieille propriété)
Au début, elles étaient dans le jardin, avec des merles et beaucoup d’insouciance
A la fin, dans des vases où, inlassablement, malgré alzheimer Maman aura continué de fabriquer des bouquets tellement beaux qu’il me sera difficile de les oublier
J’ai vécu modestement mais je n’ai pas eu à brûler mes parquets comme Bernard Palissy ni aller déposer ma montre au mont de piété
J’ai toujours eu la nostagie des feux de bois
ceux de l’automne, quand on brûlait des grands tas de feuilles mortes dans le jardin ;
et ceux de l’hiver, dans la belle cheminée de marbre du salon, sur laquelle Maman alignait des cartes innombrables (c’était au temps bénit où il neigeait à gros flocons et où les gens étaient polis et envoyaient encore des cartes de voeux)
Je me suis toujours fait beaucoup de soucis c’est vrai
(ma grand mère aurait dit “un sang d’encre”)
mais j’ai toujours trouvé que Dieu était grand et été émerveillé par la beauté du monde
J’aurais du faire l’énumération de tous ces instants de bonheur ou l’inventaire de toutes les petites bêtes, pour ne pas les oublier comme en ce moment où la fatigue efface tout ce qui était bien rangé dans des petites cases de mon cerveau
J’aurais été un rebelle. Mais un rebelle sans raison de se battre.
Le pire, finalement, aura été le désordre au bureau avec les politiques avec lesquels j’aurais travaillé pendant trente ans sous 18 Premier ministres… Désordre bien pire qu’Alzheimer. Leur manque d’organisation m’aura usé les nerfs. Je n’oublierai pas leur bétise prétentieuse et arrogante qui n’aura finalement que foutu la France par terre.
Je n’ai jamais été chômeur – pas encore en tout cas
ni sans domicile comme ce clochard que j’ai croisé il y a une semaine et qui était encore là ce soir.
J’aurai souvent pensé à Dieu. Et vu tout ce que je voulais voir de la Création
avant que mon champ de vision ne se rétrécisse dangereusement, que mes prières ne deviennent inutiles et que ma force vitale m’abandonne curieusement comme si mon horloge biologique s’était brutalement détraquée
Si j’avais vécu au temps de la Génèse, j’aurais bien aimé être Noé
et construire un grand bateau en bois avec tous les animaux
Aujourd’hui encore je rêve parfois de construire une Arche immense
pour, avant qu’il ne soit trop tard, me tirer, dans une bonne odeur d’étable et de chaleur animale avec les ours et les porc-épics, les petits lapins, les hérissons, les escargots, les coccinelles, les écureuil déprimés les ânes, et tous les oiseaux du ciel, sans oublier les vaches qu’on a si mal traitées, et les abeilles, et les chiens que j’aime bien voir se rouler dans l’herbe pour se gratter le dos, et les souris
Autrefois, je rêvais d’une Arche qui serait plutôt une grande serre : chargée de pivoines, de cosmos et de dahlias dans toutes les teintes de roses et de rouge, blancs purs des jasmins, campanules et pervenches discrètes aux mauves délicat, de coquelicots fragiles, de tulipes ébouriffées, de petits champs de crocus et de colchiques… Maintenant, après tout le mal qu’on a fait aux animaux, il faut évidemment revenir à l’idée du vieux Noé et sauver ce qui peut encore l’être de la sauvagerie des hommes.
Mais la mer est trop loin et il faudrait faire une Arche à roulettes. Ou la faire à Venise où il n’y a pas toutes ces voitures de merde qui auront détruit la civilisation et transformé les gens en abrutis
Et n’importe comment Switchie n’est plus là et alzheimer rend tout impossible alors autant oublier.
Je ne sais d’ailleurs plus travailler avec mes mains et ma tête est trop mal
En très peu d’années j’aurais vu s’écrouler toutes mes illusions – toutes.
à tel point que je me demande bien comment je tiens encore
Mais jusqu’à aujourd’hui en tout cas – touchons du bois – j’aurai tenu.
Tenu quoi ? tenu à quoi ? je ne sais plus très bien. Ou, si je le sais,
c’est pour l’oublier que ce soir, comme presque tous les soirs
j’écoute des quatuors à cordes qui sont ma patrie mentale et mon kit de survie
Dans les moments de détresse, c’est elle qui m’aura sauvé.
Elle le fait malheureusement de moins en moins parce que sa beauté maintenant me serre le coeur ce qui n’arrivait pas auparavant
J’ai écouté du Bach pendant tellement d’années que ça a sans doute compromis ma vie professionnelle
Dans l’Art de la Fugue, le contrepoint XIV s’arrête brutalement, en plein milieu de la mesure 239. C’est terrible quand ça s’arrête brusquement comme ça.
Je pensais jusqu’à présent que c’était ce qu’il y avait de pire.
Mais avec Alzheimer, je me rends compte que les gens qui s’en vont et disparaissent lentement, c’est encore plus difficile : terrible le silence qui s’installe dans le vide quand les mots ont disparus
Ce soir, c’est Beethoven que j’écoute, par le quatuor Alban Berg qui m’a tellement tenu compagnie
L’opus 18 n°6… Tiens je vois qu’ils l’ont même mis sur YouTube
Beethoven String Quartet Op. 18 No. 6 2nd mvt.
donc vous pouvez écouter un extrait si vous voulez
6:39 secondes à peine
C’est drôle comme je parle maintenant :
Je dis Youtube 6:39 comme je dirais Gn 6.13
[Genèse 6.13 c’est l’ordre donné à Noé : “construis un grand bateau en bois résineux”]
Mes parents attendaient une petite Caroline avant de m’appeler Eric. Mais ils auraient pu m’appeler Noé. Avec un “L” de plus d’ailleurs ça faisait Noël, et ça aussi j’aimais bien ; à cause des calendriers de l’Avent
Bon, j’arrête parce que je vois que cette page s’allonge et qu’elle prend des allures de Testament Et qu’il faut encore avoir le courage de me lever demain … Une journée comme les autrescommencera. Et à la fin ça s’appellera une semaine…
En fait, ne prenez pas ce texte comme un Testament mais plutôt comme une visite guidée. Un mode d’emploi de la pathologie de ce blog et de son auteur. Souvent les gens arrivent sur un blog et il ne savent pas très bien ce qu’il y a dedans. Eh bien là ils auront un résumé en spirale de tout ce que je tourne en boucle depuis des années que ce blog existe (mon Dieu, c’était en … 2003) et que je radote à l’infini… Prenez ça comme une aide à la visite. Je ne dis pas qu’elle est drôle car je déprime un peu, mais bon, il y en a bien qui font la visite du Père Lachaise le dimanche : ce n’est pas parce que c’est un cimetierre qu’ils trouvent ça lugubre. Alors pourquoi pas.
Allez, il est 23:53, j’arrête. Le derviche tourneur va se coucher. Et bonjour chez vous !

Posted in

Permalink