“Quel accès d’humilité, assez inattendu, vient-il de pousser M. Valéry Giscard d’Estaing à se présenter à l’Académie française?” c’est la question naïve – mais importante car l’Académie ce n’est tout de même pas rien – que Maurice Druon ose poser dans le Figaro Littéraire du 13 novembre. Dans un petit texte d’une exquise méchanceté, l’académicien dit tout haut ce que chacun pense évidemment tout bas : “les ouvrages de M. Giscard d’Estaing ne l’imposent pas dans l’histoire de la littérature française”. La candidature de M. Giscard d’Estaing n’ayant dès lors d’assise que politique, nous sommes dit Druon “en pleine confusion des genres”. Et l’académicien de conclure : “On comprendra pourquoi, devant cette étrange candidature, je suis, comme on dit en langage académique, quelque peu réservé”. Nous aussi !
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Texte intégral de cette petite méchanceté.
“Quel accès d’humilité, assez inattendu, vient-il de pousser M. Valéry Giscard d’Estaing à se présenter à l’Académie française ? Voilà un ancien président de la République qui, lorsqu’il donnait à déjeuner à l’Élysée, ne faisait asseoir personne en face de lui et prenait son repas devant une place vide, comme le roi à Versailles.
On a souvenir de l’aimable désinvolture avec laquelle il s’adressait aux nouveaux académiciens qu’on venait présenter à son agrément. «Et quelle est votre spécialité, monsieur le Professeur?» demandait-il, non sans condescendance, à Jean Bernard.
En effet, l’agrément du chef de l’État, protecteur de l’Académie, à l’élection d’un «immortel», et manifesté par cette seule audience, est la dernière prérogative royale, avec le droit de grâce, qui se soit transmise aux magistrats suprêmes de nos républiques. L’usage peut paraître désuet. Il n’est pourtant pas théorique. Le cas n’est pas si ancien, moins de cinquante ans, où le Protecteur fit savoir qu’il «ne recevrait pas».
Ainsi, M. Giscard d’Estaing vient solliciter les suffrages d’une compagnie dont nombre des membres ont été par lui agréés. Va-t-il proposer à chacun de lui faire visite, comme le règlement de 1816 le déconseille, comme celui de 1752 le recommande, et comme de toute manière l’habitude en persiste?
Il devra, s’il est élu, venir se présenter à M. Jacques Chirac, pour qui ce sera moment délicieux. Il devra, s’il est élu, passer les portes après les trente-sept confrères entrés avant lui. Il devra, s’il est élu, prononcer à son tour le traditionnel discours sur la vertu.
Quelle admirable modestie! Elle apparaît d’ailleurs chez lui sporadiquement, mais plus fréquemment qu’il n’y paraît. Rappelons-nous ces dîners, chez les gardes-barrières, au début de son septennat. C’est son côté «le monsieur du château n’est pas fier».
Chanoine de Saint-Jean-de-Latran, par ses fonctions présidentielles, ne s’honore-t-il pas aussi, dans sa notice du Who’s Who, d’être prix du Trombinoscope 2000? Et n’a-t-il pas postulé, voici peu et avec une certaine insistance, à la présidence du cercle de l’Union interalliée, où il fut malencontreusement battu?
Tout cela est son affaire.
Mais sa candidature pose à l’Académie une plus grave question de principe. Aucun ancien protecteur n’a prétendu en faire partie. Elle eut des protecteurs qui étaient académiciens auparavant: Adolphe Thiers, élu en 1833, Paul Deschanel, Raymond Poincaré, sous la IIIe, le maréchal Pétain. Après, jamais. Le chancelier Séguier, qui succéda à Richelieu dans ce protectorat, était de l’Académie dès sa fondation. La question se posa pour le général de Gaulle, qui était, lui, un immense écrivain, ou plutôt elle lui fut posée lorsqu’il quitta, non sans grandeur, le pouvoir. Il repoussa courtoisement l’offre. L’antinomie, à ses yeux, était fondamentale. La leçon mériterait d’être retenue.
François Mitterrand, qui avait incontestablement une œuvre, y songea peut-être, mais sans donner corps, pour les mêmes raisons, à cette songerie.
Sans dénier à M. Giscard d’Estaing son exceptionnel talent de conférencier politique, ses ouvrages ne l’imposent pas dans l’histoire de la littérature française. Il a publié un roman où il consacre un long passage à nous décrire comment un homme bien né range dans son armoire ses chandails de chasse. D’un livre de méditations sur le temps de sa présidence, nous avons retenu que la vue des cuisses un peu découvertes d’une des femmes ministres ne laissait pas de le troubler. Humain, trop humain… Ce ne sont pas là titres absolus pour succéder à Léopold Senghor, dont, au demeurant, il fit capoter, par crainte de paraître néocolonialiste, la première conférence de la Francophonie que l’Orphée des tropiques s’apprêtait à réunir, à Dakar, déjà en 1978.
La candidature de M. Giscard d’Estaing n’a d’assise que politique. Et c’est là où le bât blesse.
Nous sommes gens qui vieillissons ensemble, dans une convivialité plus que courtoise, affectueuse, en effaçant tout ce qui a pu au long de la vie nous séparer. Depuis des années, nous évitons avec persévérance tout sujet, toute situation qui pourrait nous diviser ou nous déchirer, comme il arriva, non sans dommage, dans le passé. Mais l’on ne peut faire que nous ayons chacun nos rhumatismes de l’âme qui viennent de nos origines, de nos tempéraments, de nos philosophies propres, de nos travaux, de nos engagements, de nos combats. D’où notre complémentarité remarquable; mais c’est un tissu précieux sur lequel il ne faut pas trop fort tirer.
Certains d’entre nous ne peuvent oublier que ce sont les voix de M. Giscard d’Estaing et du parti qu’il s’était créé qui firent perdre au général de Gaulle le référendum de 1969, causant son départ, un an avant sa mort.
D’autres, pour qui la défense et l’illustration de la langue française sont l’essence même de notre mission, se rappelleront le pincement au cœur qu’ils ressentirent en entendant M. Giscard d’Estaing, au soir même de son élection à la présidence, s’adresser en anglais à la presse internationale.
D’autres encore, particulièrement sensibles aux drames du Proche et Moyen-Orient et aux ravages des fanatismes musulmans, peuvent difficilement effacer de leur mémoire l’installation, sous Giscard, de l’ayatollah Khomeiny à Neauphle-le-Château, avec tous les moyens de diffuser sa révolution islamique.
Je crains que l’Académie n’y perde de son exemplaire sérénité. Il faut être prudent avec une institution vieille de plus de trois siècles et demi. Toute nouveauté y devient précédent. S’il est admis qu’un ancien protecteur puisse s’y imposer, alors réservons un fauteuil à M. Jacques Chirac, lorsqu’il aura terminé son troisième mandat. Il a parmi nous des amis.
Et tous les «politiques» qui sont ou se croient présidentiables, à quelque parti qu’ils appartiennent, peuvent bien espérer que le suffrage universel leur octroiera, en prime, une retraite sous la Coupole. Nous sommes en pleine confusion des genres.
On comprendra pourquoi, devant cette étrange candidature, je suis, comme on dit en langage académique, quelque peu réservé
Maurice DRUON
Figaro Littéraire 13 novembre 2003
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