L’abolition de l’espace et du temps et l’expérience des “clochers de Martinville” de Proust ….

Peut-être avez-vous déjà ressenti — dans un rêve — le surgissement vertigineux du passé en plein coeur du présent… Cela m’arrive très fréquemment lors de rêves où la présence d’une personne – pourtant disparue il y a quatorze ans – surgit de façon incroyablement sensible et bouleversante tellement la sensation est puissante et déchirante… Ce qui m’arrive dans le temps – juste la durée d’un rêve – est ce que Proust a expérimenté – dans l’espace avec “l’expérience des clochers de Martinville” …. (enfin c’est ainsi que Jacques Darriulat la décrivait dans une vieille émission de France-Culture que j’avais entendue à l’époque).

La question que posent ces clochers – qui semblent se déplacer dans l’espace alors que c’est en réalité le narrateur qui se déplace en modifiant la perspective – est celle que pose en fait toute la Recherche du Temps perdu : une expérience d’éclipse des perspectives, et de renversement de l’espace-temps… Renversement qui fait percevoir le temps non pas comme une succession d’événements linéaires, mais comme quelque chose qui vous projette brusquement au cœur d’une éternité où le lointain et le proche de contractent, nous laissant avec l’impression de tenir, fût-ce de manière fugitive, un petit morceau de temps à l’état pur … Oui c’est compliqué et j’ai l’air de baratiner, mais que voulez-vous, ce n’est pas facile à décrire.

Alors, tenez, je vous donne carrément le texte de Proust sur les clochers de Martinville, ce sera plus simple. Mais accrochez-vous :

“Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu’on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que je pensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d’un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds; et ils s’étaient jetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le temps d’arrêter pour ne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore; mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait déjà l’obscurité; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit”.

Jacques Darriulat expliquait magnifiquement que l’effet de perspective des clochers de Martinville reproduisait – dans l’espace – ce que réussissait – pour le temps – la fameuse expérience de la madeleine trempée dans le thé : moment de contraction qui dissipe la distance temporelle de la même manière que, par une sorte d’éclipse de la perspective et d’abolition de la distance, le clocher de Vieuxvicq vient à un moment donné – alors qu’il est éloigné de Martinville de quelques kilomètres – se placer exactement entre les deux clochers de Martinville, triomphant ainsi de la distance spatiale en faisant basculer l’espace-temps…

Subversion de l’espace et abolition du temps : dans les deux cas le lointain devient proche. Les clochers semblent se déplacer et venir vers nous … l’espace se rétracte, le temps se contracte ; l’espace pivote et le temps bascule …

Toute la Recherche est fondée sur cette expérience vertigineuse. Le temps retrouvé s’écrit chez Proust en termes de résurrection : la joie est peut-être d’accéder à cette éternité qui est de tenir un peu de ce temps à l’état pur où le lointain et le proche de contractent soudain de manière fugitive…

Ici, là où j’habite, ce ne sont évidemment pas des clochers que je vois tous les jours, mais des cyprès qui ont la même allure. Il leur manque juste les cloches. Chaque fois, en avançant et en les voyant se décaler, c’est plus fort que moi, je ne peux m’empêcher de penser aux clochers de Martinville de Proust…

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